J'ai entendu une voix monter de l’assemblée, une voix rocailleuse.
C’était celle d’un homme à la tunique brune assis à la gauche
d’André.
– « Que veux-tu vraiment, Rabbi ? Je ne comprends pas ce
que tu dis… »
– « Je dis que vous vous cachez et que vous êtes autres que ce
que vous présentez de vous. Ce n’est pas votre force d’homme
que je suis venu chercher, c’est votre fragilité humaine car en elle
réside votre vraie puissance… celle que vous a offerte mon Père.
Le mot fragilité vous fait peur, n’est-ce pas ? Vous voulez le
laisser aux femmes et c’est pour cela qu’aucune n’est ici… Ne
hausse pas les épaules, Barthélémy ! Oui, tu vois, je connais ton
nom même si tu t’abrites sous ton voile…
Pourquoi l’idée de fragilité vous effraie-t-elle ? Parce qu’elle
trahit l’existence d’un coeur en vous, un coeur qui n’est pas simplement comme un muscle qui se tend et se détend, un coeur qui peut pulser au rythme de l’Éternel… parce qu’il Le porte en lui.
Alors, je vous le dis et c’est pour entendre cela que – sans le
savoir – vous avez marché jusqu’ici ce matin : Vous craignez la
tendresse et vous avez peur de l’amour !
Oh, bien sûr, vous récitez chaque jour les prières que l’on doit
réciter et aux heures qui le prescrivent mais l’amour qui les a
suscitées, connaissez-vous seulement sa saveur ? C’est elle qui
vous effraie parce qu’elle écartèlerait votre coeur aussi sûrement
qu’une charrue laboure un champ.
Cela fait mal de se faire écarteler le coeur, dites-vous ? Oui…
Cependant demandez à une femme si elle ne veut pas enfanter
sous prétexte qu’elle aura mal ! Elle sait que la multiplication de
la vie passe par elle. Ainsi, oui, la révélation de l’amour vous
fera, pendant un temps, éprouver les douleurs de l’enfantement
mais voilà… c’est de vous puis du Joyau de l’Éternel en vous
dont vous accoucherez. Refuserez-vous cela ? »
À dix pas de moi, sous un arbre, une voix s’est enfin élevée,
celle d’Éliazar.
– « Rabbi… Maître… Certains d’entre nous, hier, ont pourtant
pleuré en recevant le sel… »
– « Ils ont pleuré d’émotion, mon frère ; les larmes de l’amour
n’ont pas la même couleur… sinon il y aurait quelques femmes
aujourd’hui sur cette colline. L’amour dilate. Il n’exclut pas et
ignore l’illusion des rôles. »
Je me suis levé sur ces mots et, parce que je sentais que la
Force de toute Vie le voulait à nouveau, j’ai une fois encore
appelé à jaillir au creux de mes paumes de pleines poignées de
sel. Pourquoi du sel ? Parce qu’il venait aisément, spontanément
à mon esprit, parce qu’il était simple et significatif.
Deux mains en effervescence, plus rapides que toutes les
autres, se sont aussitôt tendues pour en recevoir le cadeau. C’était
celles de l’homme à la voix rocailleuse.
– « Comment te nommes-tu ? »
– « Shimon, fit-il avec empressement, je suis le frère de celui
que tu veux appeler André et pêcheur tout comme lui à Bethsaïda.
»
Je l’ai regardé et j’ai tout de suite su que son visage, barbu,
rude, volontaire et crispé sous une épaisse chevelure en bataille
était connu de mon âme.
Je ne lui ai rien répondu ; ce n’en était pas le temps. Encore
quelques jours et son propre sel affleurerait en lui. C’est ainsi que
cela se passe en ce monde. Beaucoup sèment le matin et veulent
récolter dès le soir sans se soucier du jeu silencieux des étoiles en
chacun. Même le jour, même si on ne les voit pas, les étoiles sont
là et oeuvrent… Alors heureux est celui qui sait attendre pour sa
récolte car la patience est la couronne de celui qui enseigne..
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